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De l’innovation narrative à la navigation web contributive
Julien FALGAS

Résumé

Cet article présente la méthode et les résultats d’une recherche sur l’innovation narrative dans la bande-dessinée numérique à travers une étude des auteurs et des lecteurs plutôt que des récits. À partir de la problématique suivante : « Considérant l’environnement numérique qui se caractérise par la convergence des modes et des formes discursifs, à quels cadres les auteurs et les lecteurs héritiers de la bande dessinée se réfèrent-ils et de quelle manière s’y réfèrent-ils ? », il est question tout d’abord de revenir sur l’émergence de la notion d’innovation narrative (selon les quatre étapes de la fabrication es représentation de Becker), ce qui amène au constat de la production de nombreux biais de conditionnement et de restriction de l’innovation par la domination de Google et Facebook (liens hypertexte instrumentalisés économiquement) ; il est question ensuite d’analyser les enjeux de la navigation web contributive à travers l’exemple de Needle selon une perspective de « maillage » plutôt que de « réseau » (Ingold) en vue d’une réinvention du web.

Texte écrit en 2021 pour les actes du colloque « Les écologies du numérique » organisé par l’Ésad Orléans (ÉCOLAB) en 2017 et 2018.

Mots clé 

 narration, web contributif, indexicalité, innovation, maillage, bande-dessinée

Biographie

Julien FALGAS

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, CREM Université de Lorraine. Les travaux de Julien Falgas portent à l’origine sur les pratiques innovantes des auteurs et des publics de contenus narratifs à l’ère numérique. Il s’est intéressé à la bande dessinée, puis à la rencontre des mondes universitaires et journalistiques autour de The Conversation France, avant d’imaginer le concept de navigation web contributive mis en œuvre dans le cadre du projet needle.

http://julien.falgas.fr


Je suis devenu internaute alors que j’entrais dans l’âge adulte et me passionnais pour la bande dessinée. Dans le contexte du web de la fin des années 1990 où les opérateurs mettaient en avant cette possibilité et fournissaient les outils et les conseils pour la saisir, j’ai eu tôt fait de créer ma première page personnelle et d’y publier – en amateur – mes planches de bande dessinée. À cette période, nous dépendions principalement de divers annuaires pour trouver de nouvelles pages web sur lesquelles surfer. En 2000, avec l’aide de Thomas Clément, créateur de l’annuaire de la bande dessinée[1], je mettais en ligne la première version de l’annuaire de la BD en ligne[2]. Les multiples versions de ce portail ont accompagné ma formation d’autodidacte des technologies web[3]. Après des études d’arts plastiques, j’ai finalement fait du web mon métier en 2005. Deux ans plus tard avec Pierre Matterne et Julien Portalier, nous mettions en ligne le portail d’hébergement de BD numérique Webcomics.fr[4]. En 2009, mon blog était cité par Franck Guigue dans la revue Hermès comme une « excellente » source de veille pour suivre l’évolution de la bande dessinée numérique[5]. J’ai par la suite été sollicité afin d’intervenir lors de tables rondes consacrées à la bande dessinée numérique par le groupement BD du Syndicat National des Auteurs Compositeurs (juin 2010) et par l’ENSSIB (mai 2011). Mais en 2011, ces créations tardaient toujours à se professionnaliser. Conjuguée au désir d’un nouveau départ professionnel, la thèse de doctorat constituait à mes yeux l’occasion de mettre à plat les questions qui me taraudaient et pour lesquelles je commençais à être reconnu.

Retour sur l’émergence de la notion d’innovation narrative

La recherche doctorale a consisté à chercher à comprendre comment de nouvelles formes narratives émergent et trouvent leur public. C’est ainsi qu’il s’est agi d’étudier non pas les récits, mais leurs auteurs et leurs lecteurs, afin de comprendre comment s’instauraient (ou non) pour eux de nouveaux usages narratifs, compte tenu de l’accès à de nouveaux dispositifs de publication. En somme, qu’est-ce que « raconter » à l’ère numérique ? Problématique qui s’est finalement traduite en ces termes : 

« Considérant l’environnement numérique qui se caractérise par la convergence des modes et des formes discursifs, à quels cadres les auteurs et les lecteurs héritiers de la bande dessinée se réfèrent-ils et de quelle manière s’y réfèrent-ils ?

Il s’agit de comprendre comment des auteurs confrontés à de nouveaux dispositifs de publication produisent le sens commun nécessaire à la création de récits numériques dont les lecteurs parviennent à partager les standards de transcription, tirent des routines d’usage pour leur interprétation, et jugent attrayantes la sélection et la mise en forme des événements racontés[6] ».

Cette approche est marquée par l’influence du sociologue Howard S. Becker :

« La concentration sur l’objet détourne notre attention sur les possibilités formelles ou techniques d’un médium (…). En se concentrant, au contraire, sur l’activité organisée, on s’aperçoit que ce qu’un medium peut produire est toujours fonction des contraintes organisationnelles qui affectent son usage[7] ».

C’est ainsi que l’analyse s’est structurée selon les quatre étapes de la « fabrique des représentations[8] ». Becker décrit le processus de représentation à l’œuvre derrière la production de toute représentation artefactuelle (cartes routières, peintures, littératures, films ou bandes dessinées, photographies). Il inscrit cette approche dans la lignée de l’étude des « mondes de l’art » (1988), ces organisations sans lesquelles des objets tels que les bandes dessinées n’auraient pas la forme que nous leur connaissons. En l’occurrence, les quatre étapes de la chaîne de fabrique des représentations peuvent être rapportées au lexique propre à l’acte narratif : d’abord la « sélection » des événements qui composent l’histoire, puis leur « transcription » selon les codes du medium choisi et leur « mise en forme » par la narration, enfin la « communication » que représente le récit lui-même.

Pour comprendre la production de sens à l’œuvre dans le processus d’innovation narrative, une notion importante de l’ethnométhodologie s’est imposée : l’indexicalité. Cité par Karl E. Weick, Leiter la définit en ces termes en 1980 :

« En dehors d’un contexte donné, objets et événements ont des significations équivoques et multiples. La propriété indexicale de la parole est le fait routinier pour les gens de ne pas établir verbalement le sens qu’ils donnent aux expressions qu’ils utilisent[9]. »

Ce que nous disons n’a de sens que dans le contexte dans lequel nous le disons, parce que ce contexte nous offre des cadres de référence sur lesquels nous appuyer. Dès lors, l’indexicalité est ce qui marque l’existence de ces cadres de référence. Les témoignages d’auteurs et de lecteurs de bandes dessinées dites « numériques » sont chargés d’une indexicalité qui est autant déterminée par les cadres de référence des enquêtés que par ceux du chercheur. L’analyse de ces témoignages visait à repérer ces marques d’indexicalités et à élucider les cadres de référence sur lesquels nous nous étions appuyés pour nous comprendre.

Prenons l’exemple de la série Les Autres gens[10]. Plébiscitée par la presse spécialisée comme par la presse généraliste, elle est devenue le fer de lance de la création originale de bande dessinée numérique. Bon nombre des auteurs impliqués dans le projet avaient déjà à leur actif plusieurs albums de bande dessinée. Les Autres Gens (LAG) est aussi la première bande dessinée numérique francophone à être diffusée sous la forme d’un abonnement, dans une ambition professionnelle, et l’une des rares à ce jour à avoir s’être révélée économiquement viable. Cette série quotidienne publiée entre mars 2010 et juin 2012 est l’œuvre d’un scénariste, Thomas Cadène, et de plus d’une centaine de collaborateurs (dessinateurs et co-scénaristes).

Trois cadres de référence se sont révélés nourrir LAG. Parmi lesquels, bien sûr, celui de la bande dessinée. Mais celui-ci éclaire moins la forme narrative que la forme de la collaboration entre les auteurs[11]. Le cadre de la bande dessinée détermine l’identité des auteurs de la série. Cette identité implique que chaque collaborateur conserve son identité artistique, plutôt que de se fondre dans une production en studio. Chaque épisode est abordé comme une production de bande dessinée traditionnelle, à travers le dialogue et un partage des tâches clair entre scénariste(s) et dessinateur. Le lecteur se trouve confronté à une variété graphique inhabituelle. Cela a été un facteur d’adhésion pour bien des lecteurs qui ont trouvé dans la série un catalogue d’auteurs à découvrir. En revanche, les passionnés de bande dessinée semblent avoir rencontré des difficultés, tel que ce lecteur entretenu le 27 avril 2012 : 

« il y a une nécessité peut-être à trouver une cohérence dans l’équipe, entre les différents auteurs, pour faciliter une familiarité de traitement entre tel et tel épisode. Parce que là on est un peu largué. » 

Le deuxième cadre de référence partagé entre le scénariste de LAG et ses collaborateurs est celui du feuilleton, en particulier du feuilleton télévisé. Pour le scénariste, au cours d’un entretien le 20 février 2012 : « sur ce genre d’expérience-là, j’ai peut-être plus de points communs avec des types qui font de la série en télé ». Ce genre dominant, porté par le succès des séries télévisées américaines de ces dernières années, n’a eu aucun mal à être partagé par les lecteurs. Il est si structurant que le facteur addictif de la lecture de la série pour ses fans repose principalement sur ce cadre de référence. 

Enfin, de manière plus inattendue, l’information en ligne est intervenue comme un cadre de référence majeur de la création de la série. Son scénariste a conçu l’idée d’une diffusion par abonnement parce qu’il consommait l’actualité de cette manière sur des sites dont il disait, lors du même entretien du 20 février 2012, « je voyais parallèlement @rrêt sur images et Mediapart et je me disais « mais c’est évident eux ils vont marcher«  ». Ce cadre de référence n’était pas partagé par le lectorat traditionnel des blogs BD, qui n’a pas compris que l’on puisse soumettre une lecture de bande dessinée quotidienne au paiement d’un abonnement. En revanche, le lectorat de LAG s’est constitué avec des lecteurs qui n’étaient pas en premier lieu lecteurs de blogs BD mais qui ont intégré la lecture de LAG dans leurs pratiques existantes de consommation d’information en ligne, fût-elle gratuite.

Le caractère innovant d’une série telle que LAG n’a en revanche pas été un cadre de référence pour ses auteurs ni ses lecteurs. Ce caractère a attiré la curiosité, notamment de la presse spécialisée et généraliste. Mais les lecteurs qui se sont intéressés à LAG pour cette seule raison s’en sont rapidement détournés. 

L’exemple de MediaEntity[12], quoique très différent dans sa forme comme dans sa fabrique, a démontré un processus similaire de production de sens à partir de cadres de référence existants et partagés entre auteurs et lecteurs. Cette « série transmédia » a débuté par une saison-pilote de quatre épisodes hebdomadaires fin 2012. Dans le premier album imprimé paru le 28 août 2013, elle se présentait comme « une fiction transmédia participative publiée sous licence Creative Commons. Les différents contenus peuvent être copiés, modifiés, redistribués. »

L’étude de ces deux cas a conduit à conclure :

« L’apparition et l’appropriation de récits aux formes innovantes s’appuient sur une importante activité de production de sens entre les acteurs concernés, autour des cadres de référence qui président à la forme comme au propos de ces récits.

L’invention de nouvelles formes narratives s’appuie sur l’assemblage original de cadres de références antérieurs, et ce à toutes les phases de la production narrative : de la sélection de l’information à l’interprétation du récit en passant par sa transcription selon des standards potentiellement nouveaux et sa mise en forme stylistique.[13] »

Il n’y a pas d’innovation sans sources d’inspiration partagées entre auteurs et publics. De l’étude de ces deux cas de récits innovants, découle ainsi une définition de l’innovation en tant que processus de production de sens. Les inventeurs assemblent des cadres de référence de manière originale. Si un public détenteur de ces mêmes cadres se reconnaît dans cet assemblage, alors l’invention est susceptible de s’installer dans les usages et d’accéder au rang d’innovation narrative.

Fig. 1 : Version ancienne d’intermodalité fer-route. Deutsches Museum Verkehrszentrum, Munich, Germany. 19e siècle. Source : Wikipedia (domaine public)

Ici par exemple, ceux qui ont lu Jacques Perriault (1989) comprennent que la Figure 1 fait référence à l’idée d’« effet diligence » pour les aider à produire du sens. Aux autres, rappelons la définition de Perriault : « le nouveau commence par mimer l’ancien. Les premiers wagons de chemin de fer avaient un profil de diligence. Les premiers incunables ont forme de manuscrits ; les premières photos, de tableaux ; les premiers films, de pièces de théâtre ; la première télé, de radio à image, etc.[14] » Le choix de la figure 1 devient alors limpide et illustre la nécessité de partager des cadres de référence communs afin de produire du sens et d’innover.

Le processus de négociation et de production de sens que nous venons d’illustrer caractérise l’innovation… à condition de bénéficier de conditions économiques favorables, c’est-à-dire d’un contexte qui offre une viabilité au maintien de l’activité des inventeurs. Trouver son public est une chose, mais monétiser cette audience en est une autre. C’est là qu’achoppe l’ambition de comprendre l’innovation narrative. En effet, les auteurs de LAG comme de MediaEntity partagent le sentiment d’avoir été débordés. S’ils se sont réalisés dans l’invention d’une forme narrative nouvelle et dans la rencontre avec un public attiré par cette invention, ils n’étaient pas en mesure d’assumer en parallèle les fonctions nécessaires à la commercialisation, à la monétisation. Bien que leur invention ait intégré la question de son modèle économique, il leur a manqué le temps, les compétences et les moyens de déployer ce modèle. À cette difficulté s’ajoute depuis quelques années celle de mettre en œuvre des récits sur des écrans de plus en plus multiples (smartphones, tablettes, ordinateurs, consoles de jeux), dans des interfaces aux audiences plus ou moins étanches, aux codes et aux formats de plus en plus spécifiques (multiplication des réseaux sociaux). Et ce, tout en faisant face à la concurrence des contenus produits par les industries de l’audiovisuel (séries télévisées, web-séries, cinéma) et du jeu vidéo. Quelle place reste-t-il à l’expression individuelle dans ce concert dominé par ceux qui disposent des moyens de réunir les compétences créatives, technologiques et commerciales pour de vastes projets transmédia ?

À ce stade, on peut dire que l’invention est constituée par l’assemblage original de cadres de référence détenus par l’inventeur. L’innovation relève quant à elle d’un processus de production de sens au travers de :

  1. la reconnaissance des cadres de l’inventeur par un public qui en est également détenteur ;
  2. l’intégration de l’invention aux usages de ce public ;
  3. l’existence ou de l’émergence de conditions économiques et sociales à même d’assurer la pérennité du dispositif novateur.

Soulignons que la condition humaine constitue un cadre de référence particulièrement performant dans la mesure où il est partagé par tous et est à même de contribuer fortement à l’adhésion à une invention. D’où sans doute, notre intérêt pour des objets d’étude marqués par une forte part d’auctorialité.

Par leur action, les GAFA asphyxient celles et ceux qui pollinisent nos imaginaires. Pour aller plus loin, il fallait élargir la focale et s’intéresser à d’autres modes narratifs contemporains. Si l’auteur de bande dessinée numérique est apparu comme une sorte d’homme-orchestre, le journaliste à l’ère numérique a pu être décrit comme un « journaliste shiva[15] », car il devrait à la fois écrire, photographier, filmer, enregistrer et publier. Plus globalement, il s’avère que la profession recrute de moins en moins et sur des statuts de plus en plus fragiles. Ne pouvant s’appuyer autant que d’autres secteurs éditoriaux sur l’exploitation de son fond, le secteur de la presse voit son chiffre d’affaire décliner année après année. 

De fait, quel que soit l’état de santé du secteur éditorial concerné, les auteurs qui sont à sa base se paupérisent, comme on peut le constater à la lecture des conclusions des Etats Généraux de la bande dessinée de 2016[16], de celle des rapports consacrés aux auteurs littéraires[17] ou à encore à l’écosystème de la presse[18]. Les Etats Généraux de la bande dessinée dressent un constat statistique : en 2016, 53% des auteurs répondants se définissent comme des « professionnels précaires », 53% ont un revenu inférieur au SMIC (67% pour les femmes), 36% sont sous le seuil de pauvreté (50% pour les femmes) et 66% pensent que leur situation est appelée à se dégrader dans les prochaines années. Les autres rapports mettent en relation l’évolution des situations professionnelles individuelles avec les dynamiques écosystémiques induites par l’ère numérique. Les termes choisis par le rapport Martel sur la condition d’écrivain à l’âge numérique sont ceux de « paupérisation », « menace d’extinction », « espèce en voie de disparition ».

Dès l’année 2015, trois principaux constats s’imposent de manière empirique :

  1. L’accès aux contenus en ligne est dominé par Google et Facebook dont le modèle économique désintermédie celui de la régie publicitaire grâce à la collecte massive de données. 
  2. Les éditeurs, producteurs de contenus d’auteurs, sont en crise du fait de la captation croissante (à mesure que les usages numériques se développent) des revenus publicitaires par ces plateformes qui organisent l’accès au contenu sans subvenir à sa production. 
  3. Désormais, les contenus sont conçus pour être vus plus que pour inspirer ceux qui les consultent. Les espaces de publication animés par d’autres ambitions sont contraints soit à la non lucrativité, soit à abandonner l’idéal d’accès libre aux contenus en ligne en réservant leur accès à une niche d’abonnés.

Ces constats ont depuis été corroborés par les publications de plusieurs chercheurs en sciences de l’information et de la communication[19]. La domination de Google et Facebook sur l’accès aux œuvres de l’esprit impose plus particulièrement un modèle économique (la publicité) et des usages (l’immédiateté) qui entraînent un certain nombre de biais :

L’information est biaisée, en concurrence directe avec rumeurs et « infox ». Les professionnels qui la produisent sont fragilisés au point de devoir sacrifier la rigueur et le travail d’enquête pour produire des contenus dupliqués et dépourvus de distance critique. Enfin le débat public, en plus de se fonder sur une information de mauvaise qualité, se déploie sur des espaces qui encouragent les échanges violents et égocentrés.

Au-delà de l’information et du débat démocratique, c’est notre capacité à trouver l’inspiration et à innover qui est atteinte[20]. Si l’on considère l’environnement numérique comme un environnement écologique[21], l’action des GAFA en bouleverse les écosystèmes au point de menacer l’action (sinon l’existence) de toute une diversité d’auteurs, créateurs et autres pollinisateurs de notre inspiration. En tant qu’acteur du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche il y a matière à s’interroger sur nos responsabilités collectives vis-à-vis de cette situation, alors que l’histoire du numérique et du web en particulier tire ses racines des laboratoires de recherche et des universités[22]. Cette réflexion se cristallise autour de la notion d’empreinte telle que nous l’avons définie avec Violaine Appel[23] afin de dépasser le triptyque indice-inscription-trace tel que la mis en évidence Yves Jeanneret :

« c’est en effet la transformation de l’indice en inscription, puis de l’inscription en tracé – c’est-à-dire le passage graduel du monde de la causalité à celui de l’expression mais aussi, par la même, de la conséquence naturelle à la mémoire sociale – qui rend possible une lecture par les uns de ce que font les autres[24] ».

Comme nous l’avions tous deux défendu dès septembre 2016 à l’occasion d’une journée d’étude organisée en l’honneur du premier anniversaire du site d’information The Conversation France, considérer la trace et l’inscription, c’est s’adapter aux usages prescrits par d’autres, tandis que considérer son empreinte numérique, c’est prendre sa responsabilité dans l’usage ou le non-usage des services existants, mais aussi dans le développement et la préconisation de dispositifs nouveaux. 

La navigation web contributive : de l’idée de réseau à l’expérience du maillage

C’est sur ce terreau réflexif, taraudé par la prise de conscience écologique que le numérique constituait un environnement à défendre d’urgence, qu’a germé fin 2015 l’idée d’une navigation web contributive. En effet, comment répondre aux multiples urgences écologiques si nos idées et nos sources d’inspiration s’étiolent ? Le fait d’avoir arpenté le 10e arrondissement parisien le 13 novembre 2015 au matin aura certainement renforcé la volonté de concevoir un outil destiné à recoudre le tissu dont sont faites nos sociétés. Comme un pied de nez à Google par le retour à un besoin fondamental (need), needle était l’aiguille grâce à laquelle chaque internaute devait pouvoir recoudre les pages du web entre-elles afin de le rendre plus chaleureux et habitable. Rappelons que l’aiguille est l’une des inventions les plus anciennes de l’humanité, indispensable depuis le paléolithique à quiconque veut assembler de quoi se vêtir ou s’abriter. Puisque les liens hypertextes avaient été instrumentalisés à des fins économiques depuis que le principal moteur de recherche en avait fait la base de son algorithme de classement (le poids d’un résultat dépendant du nombre et du poids respectif de l’ensemble des pages web comportant un lien vers ce dernier), nous allions tisser un nouveau réseau « par les internautes, pour les internautes ». 

Dans les mois qui ont suivi, la métaphore du « fil de pensée » s’est imposée, et avec elle le concept innovateur de croisement. Il ne s’agirait pas de recoudre les pages du web entre elles, mais de se croiser les uns les autres au fil de nos sources d’inspiration. Chaque croisement serait l’occasion d’une rencontre avec la pensée d’autrui puisqu’il serait possible de parcourir l’ensemble des références indexées successivement par quiconque croiserait le fil de nos propres contributions. Déjà avec l’annuaire des bandes dessinées en ligne, la métaphore de l’auberge espagnole avait guidée une conception qui incitait l’internaute à la contribution[25]. Avec needle, il ne s’agissait plus seulement de récits graphiques, mais de toute ressource identifiable par une URL. Il ne s’agissait plus d’une contribution occasionnelle et altruiste, mais d’une contribution pour accéder à celles des autres. En effet, nul ne peut parcourir les fils des autres utilisateurs de needle à moins de constituer le sien propre et d’y indexer soi-même des références susceptibles de coïncider avec celles d’autrui. Si ces croisements peuvent apparaître entre des pensées similaires, ils peuvent également se révéler beaucoup plus orthogonaux et favoriser « l’exploration curieuse[26] », l’ouverture à d’autres perceptions du monde. En effet, chaque utilisateur entretient un seul et même fil le long duquel se mêlent les différentes sources d’influence sur lesquelles s’appuient sa pensée. Ce fil n’est pas un profil public et visible, il ne s’agit pas d’une vitrine et encore moins d’une compilation de données destinées au ciblage publicitaire. Ce fil constitue l’expression de ce qui inspire son auteur, dans la perspective d’une rencontre avec d’autres sources d’inspiration.

À compter de 2017, avec le soutien de l’Université de Lorraine, needle a pris la forme d’une extension de navigateur dont l’expérimentation se poursuit depuis 2018[27]. needle dote chaque utilisateur d’un « fil » pour relier ses trouvailles (Fig. 2). L’utilisateur dispose d’un bouton sur lequel cliquer pour référencer une page web le long de son fil (Fig. 3), en retour needle lui permet d’accéder aux fils des autres utilisateurs ayant référencé cette même page (Fig. 4). Grâce à sa contribution, l’utilisateur est également en mesure de découvrir tout fil qui viendrait à croiser le sien ultérieurement. Ainsi, l’utilisateur de needle est invité à indexer des pages qui l’inspirent, dans la mesure où il souhaite qu’elles le conduisent à de nouvelles sources d’inspiration : c’est la navigation web contributive. L’index co-construit de cette manière décrit un maillage de pages web entremêlées le long des fils de leurs visiteurs au lieu d’être connectées en réseau par des liens hypertextes saisis par leurs concepteurs ou extraites par d’opaques algorithmes.

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Fig. 2 : l’utilisateur consulte son propre « fil ». Les références pour lesquelles il existe des croisements avec d’autres utilisateurs sont visualisées en orange. Des #mots-dièse permettent une navigation thématique.
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Fig. 3 : d’un clic sur le bouton en forme d’aiguille, l’utilisateur dispose d’un panneau depuis lequel indexer lui-même la page courante le long de son « fil ». 
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Fig. 4 : après avoir indexé une page web le long de son « fil », l’utilisateur accède immédiatement en retour aux « fils » des autres utilisateurs ayant indexé cette même page.

Cette réalisation entre en dialogue avec la réflexion contemporaine autour de la ré-invention du web[28] et dont son propre inventeur affirmait en 2018 qu’il serait menacé tant que nous n’aurons pas dépassé « le mythe que la publicité est le seul modèle commercial possible pour les entreprises en ligne, et le mythe selon lequel il est trop tard pour changer le mode de fonctionnement des plates-formes[29] ». En tant que recherche-action, needle constitue également une mise à l’épreuve par l’expérimentation des conclusions des travaux critiques envers les GAFA dans le champ des recherches en communication[30]. Enfin, et pour resituer le propos dans la perspective d’une écologie du numérique, needle souligne la définition donnée au maillage (meshwork) par l’anthropologue Tim Ingold, par opposition au réseau (network) :

« En tant que connecteurs reliant des points, les lignes du réseau existent préalablement à et indépendamment de tout mouvement de l’une vers l’autre. Elles n’ont par conséquent pas de durée : le réseau est une construction purement spatiale. Les lignes du maillage sont au contraire des lignes de mouvement ou de croissance, ou, pour reprendre une expression de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, des « lignes de devenir » Tout être animé, à mesure qu’il se faufile entre et à travers les chemins de tous les autres, doit nécessairement improviser un passage, et ce faisant, tracer une autre ligne dans le maillage. Il peut bien entendu exister des lieux de divergence et de convergence. Mais là où le réseau contient des points nodaux, le maillage est composé de nœuds. Les nœuds ne sont pas des réservoirs ; ils n’ont ni dedans ni dehors. Leurs surfaces ne sont pas superficielles mais interstitielles. Les lignes du nœud ne sont donc ni à l’intérieur ni à l’extérieur ; c’est dans leur enroulement et déroulement que se forme le nœud. Dans le cas du réseau, les lignes sont connectées à leur extrémité, alors qu’avec le maillage elles sont nouées par le milieu ; ses extrémités, toujours libres, cherchent à s’attacher d’autres lignes. Qu’est-ce que la vie, en effet, sinon une prolifération de fils en suspens ![31] »

La prédominance de la terminologie de réseau contraint à y recourir par commodité pour décrire needle. Pourtant, la lecture de Tim Ingold incite très vivement à s’interroger sur la capacité des dispositifs numériques à outiller l’exercice du maillage. Faute de quoi, le numérique semble promis à rester un territoire aride et inhabitable à l’image d’une part croissante du globe terrestre du fait de l’activité de nos sociétés de réseau.