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Trois points de vue sur Internet
Andrew FEENBERG

Résumé

Le présent article puise dans la théorie de l’acteur-réseau, le premier concept de monde chez Heidegger, et les concepts d’individuation et de concrétisation de Simondon, pour analyser l’objet complexe qu’est « Internet », en montrant leur pertinence et leurs limites ainsi que leur complémentarité. À la théorie de l’acteur-réseau il manque la notion de « signification de monde » qui rend justice à ce qui est construit par les communautés en ligne indépendamment des usages informationnels ; à la théorie du monde herméneutique, il manque le notion de développement technologique, pourtant décisive dans un contexte d’innovation rapide ; à cette dernière théorie, c’est sans doute la dimension politique qui n’est pas suffisamment prise en compte face à une nouvelle forme de propagande, de manipulation et de conditionnement.

Texte écrit en anglais et traduit en français en 2021 pour compléter les actes du colloque « Les écologies du numérique » organisé par l’Ésad Orléans (ÉCOLAB) en 2017 et 2018.

Mots clé 

 Internet, acteur-réseau, monde, signification, Heidegger, Simondon, individuation, concrétisation, exaptation, politique

Biographie

Andrew FEENBERG

Philosophe, il a dirigé la Chaire de Recherche Canadienne de Philosophie de la technique à l’école de Communication de l’Université Simon Fraser, et a été directeur de Programme au Collège International de Philosophie. Auteur de nombreux ouvrages, il a notamment publié [Re]Penser la Technique, La Découverte, 2004 ; Pour une théorie critique de la technique, Lux Editeur, 2014 ;  Philosophie de la praxis: Marx, Lukács et l’Ecole de Francfort, Lux Editeur, 2016. Son livre le plus récent est Technosystem: The Social Life of Reason, Harvard University Press, 2017. Il fut l’un des pionniers de la recherche dans le domaine de la communication en ligne. Il a participé à la création du premier programme d’éducation en ligne au Western Behavioral Sciences Institute de La Jolla en 1982.


Introduction

L’éloge qui est fait d’Internet en tant qu’alternative à la hiérarchie est contrebalancée par la condamnation de son mercantilisme. Dès ses débuts, le web a suscité des espoirs de reconstruction d’une sphère publique ravagée par la télévision[1]. La communication de masse avait perdu le pouvoir d’imposer un consensus culturel et politique, tandis que les interactions réciproques permises par la toile favorisaient la diversité des opinions. Telle était la promesse d’internet.

Cette promesse a-t-elle été tenue ? Voilà qui est très incertain. La centralisation du web autour de quelques grandes entreprises ressemble à s’y méprendre à la concentration du pouvoir médiatique à l’ère de la radiodiffusion. C’est le capitalisme, et non la démocratie, que l’on considère comme le principal bénéficiaire de ce nouveau système[2]. L’extension de la surveillance dont dépendent les géants de l’Internet s’oppose à la démocratie.

En réalité, Internet n’est ni un média social, ni un média commercial, il est les deux à la fois. C’est un palimpseste de strates de fonctionnalités imbriquées. Il nécessite donc une explication stratifiée.

Le présent article puise dans la théorie de l’acteur-réseau, le premier concept de monde chez Heidegger, et les concepts d’individuation et de concrétisation de Simondon. Je m’approprierai très librement ces théories, les abordant comme les couches d’une explication qui va au-delà de n’importe laquelle d’entre elles prise séparément. Je ne me soucierai pas de l’interprétation de ces théories mais de leur application à un objet unique.

Réseaux et systèmes

Commençons par la théorie de l’acteur-réseau (ANT, pour Actor Network Theory). L’ANT est une méthodologie descriptive qui permet d’étudier les réseaux sociotechniques. Les réseaux de l’ANT sont composés d’acteurs à la fois humains et non-humains. Ces acteurs sont liés de différentes façons car ils s’inscrivent dans un réseau. Selon l’ANT, ils ont une puissance d’agir (agency) dans le sens où leurs activités ont un impact sur le réseau. Notez que selon cette définition opérationnelle, les humains et les non-humains jouissent tous deux d’une puissance d’agir. C’est ce que l’ANT nomme la « symétrie des humains et des non-humains ».

Ce principe est censé guider les chercheurs vers l’appréciation du rôle des « hybrides » composés de personnes et de choses. Une personne au volant d’une voiture ou avec une arme à feu à la main forme une entité distincte dont on ne peut réduire les propriétés à sa seule composante humaine ou mécanique. Bien qu’il y ait clairement du vrai dans cette notion, l’application que fait l’ANT de ce principe a des conséquences étranges.

Dans un article célèbre, Michel Callon décrit une expérience cherchant à améliorer la récolte de coquilles Saint-Jacques. Les scientifiques bâtissent un réseau en « recrutant » les mollusques et les pêcheurs dans leur projet. La réussite de celui-ci dépend de la « coopération » des deux acteurs. Callon attribue une « puissance d’agir » aux deux, bien que les coquilles Saint-Jacques aient été influencées par les causes, et les pêcheurs par le sens[3]. Comme le montre cet exemple, les réseaux de l’ANT englobent tous les éléments se retrouvant significativement associés, soit causalement, soit symboliquement. Se référer aux deux en tant « qu’acteurs » (agents) gomme la différence entre les modes d’action des humains et des choses. Ce processus nivelle les distinctions généralement opérées entre les actions intentionnelles et la causalité, car toutes deux sont évaluées opérationnellement selon leurs effets.

L’ANT introduit également la notion de programme, qui se réfère aux principes de la sélection à travers laquelle un réseau est constitué par les ressources présentes dans son environnement. Les programmes simplifient les objets et les inscrivent dans un réseau afin d’accomplir ou de « traduire » les intentions de l’acteur ayant créé le programme.

Les limites des réseaux ne sont pas toujours définies par un programme unique. Ces simplifications peuvent partiellement échouer, ou bien la mise en place du programme peut avoir des conséquences inattendues. C’est ce qu’il se produit dans le cas de la pollution environnementale. Par exemple, le programme mis en œuvre par les directeurs d’une usine peut générer des effets dépassant leurs intentions. Le ruisseau voisin peut être contaminé par des déchets, ce qui élargit le réseau afin qu’il inclut les habitants de la communauté voisine. Ces derniers pourront à leur tour imaginer un programme pour protéger le ruisseau, par le moyen d’un procès, par exemple. Ainsi, les réseaux peuvent contenir plusieurs programmes qui se chevauchent. J’utiliserai le terme de « système » pour différencier entre le sous-ensemble du réseau sélectionné par un programme donné et le réseau dans son ensemble.

Les nombreux systèmes qui coexistent sur Internet sont des assemblages de caractéristiques, de fonctions et d’usages. On peut les regrouper selon trois modèles principaux qui partagent des caractéristiques sociales et techniques semblables. Chacun de ces modèles représente un futur possible, où l’un d’entre eux aurait acquis une position suffisamment dominante pour lui permettre de conclure, c’est-à-dire le pouvoir d’imposer un modèle qui marginaliserait les autres. Malgré les récriminations exprimées par les critiques d’Internet, qui le rejettent comme un simple centre commercial électronique, cette conclusion n’a pas encore eu lieu.

Voici une brève description des trois modèles principaux, constitués de systèmes qui se complètent et qui s’opposent de différentes façons.

Le premier est un modèle de consommation distribuant les produits de divertissement et facilitant le commerce. Ce modèle dépend en grande partie de la surveillance et de l’extraction de données, qui permettent de prédire les préférences des utilisateurs et de cibler la publicité. Il centralise l’activité en ligne autour de quelques sites privilégiés.

Il existe également un modèle de communauté coexistant qui rassemble des fonctions servant à la vie sociale. Ce modèle est remarquable en ce qu’il a des conséquences significatives dans la sphère publique, au sein de laquelle il joue un rôle dans le soutien au débat démocratique et à la mobilisation. La communication en ligne permet aussi ce que l’on appelle « l’économie de partage » à travers des services tels que Airbnb et Uber.

Enfin, on trouve ce que j’ai baptisé le modèle cyber-politique, imposé par des acteurs étatiques ou quasi-étatiques afin de répandre leur propagande et de déstabiliser leurs adversaires via des trolls, des bots et des malwares. Je distingue ce modèle de celui de la politique conventionnelle sur Internet par sa source : des professionnels de l’informatique qui suivent un programme secret usant de manipulation et de mensonges pour le compte d’acteurs clandestins. Ce modèle menace la viabilité des deux autres.

Ces trois modèles sont caractérisés par des particularités et des fonctions qui se croisent. Je n’en donnerai que deux exemples : la fonction de stockage du web et son anonymat, qui sont employés de façons très différentes par les modèles de la consommation, de la communauté et de la cyber-politique. 

Dans le modèle de la consommation, la fonction de stockage sert à distribuer les produits de divertissement et les biens. L’anonymat est important dans les situations où la vie privée est mise en avant, ou dans le cadre d’activités stigmatisées, telles que la distribution de pornographie. Les communautés en ligne stockent leurs historiques pour qu’ils puissent être consultés à l’avenir. En l’absence de séparation spatiale, l’anonymat joue un rôle important en ce qu’il permet aux individus de participer à différentes communautés et activités connectées via des identités distinctes appropriées. La cyber-politique exploite les mêmes bases de données produites par le versant commercial, ainsi que des données collectées par l’espionnage. Les informations sont traitées afin d’identifier de potentiels soutiens ou adversaires. Elles peuvent être utilisées pour repérer des tendances qui seront amplifiées par des interventions anonymes au bénéfice ou au détriment des factions politiques ou des pays ciblés. 

Ces trois modèles collaborent et s’affrontent sur Internet. Les gigantesques entreprises telles que Facebook ou Google exploitent les systèmes dominants mais elles rencontrent une certaine opposition. D’autres systèmes sont créés par des acteurs subordonnés. Certains de ces systèmes correspondent à ce que l’ANT nomme un « anti-programme », c’est-à-dire un programme qui est en conflit avec la mise en œuvre d’un second. Le phishing, par exemple, est l’anti-programme de la sécurité. Il existe de nombreux anti-programmes de ce type sur internet, pourtant, ce que l’on pourrait appeler des alter-programmes, qui ne se bloquent pas mutuellement ou n’interfèrent pas les uns avec les autres et coexistent simplement, sont bien plus nombreux. Certains de ces alter-programmes deviennent involontairement des anti-programmes au-delà d’un certain seuil. Le passage d’un état à un autre est illustré par la publicité sur les réseaux sociaux. Elle est tolérée jusqu’à un certain point, mais il y a une concentration d’intrusions qui devient contre-productive et qui décourage la participation ou conduit à l’installation d’un bloqueur de publicité.

Comme je l’ai déjà noté, ces trois modèles partagent aujourd’hui certaines fonctions, mais elles ont des besoins techniques différents. Le commerce requiert la vitesse et la sécurité, la protection de la propriété intellectuelle et le placement de produit. Mais elle viole la sphère privée pour proposer des publicités. Ces besoins techniques peuvent entrer en conflit avec les applications du modèle communautaire. C’est le cas avec la fin de la neutralité des réseaux défendue par certains intérêts commerciaux tels que ATT et Comcast. Ils peuvent désormais accélérer les contenus payants tels que Netflix au détriment de la libre communication. La neutralité des réseaux est donc nécessaire pour protéger les communautés en ligne, afin qu’elles ne soient pas évincées par la hausse des prix. La centralisation des ressources du réseau par Google et Facebook représente également un danger pour le modèle communautaire, où les interventions biaisées de toutes sortes minent la confiance dans la transparence du média. La cyber-politique menace ces deux programmes en saturant le réseau de ses activités perturbatrices. Son prérequis technique principal est simplement l’absence de régulation et de contrôle. Chaque modèle impose ses conditions pour la collaboration ou la résistance aux autres. Au-delà d’un certain seuil, la coexistence deviendra impossible, mais pour l’instant, ce seuil n’a pas encore été atteint. 

On peut employer la même méthode pour étudier à la fois les programmes et les anti-programmes. Il faut résister à la tendance erronée qui consiste à se focaliser sur les acteurs « officiels » et à accepter que leurs programmes soient normatifs aux dépens de ceux qui jouissent de moins de prestige, de pouvoir ou de richesse. Le fait qu’un programme soit bien financé ou légitimé par la loi n’est pas pertinent dans le cadre de son analyse, si ce n’est en tant que facteur de pouvoir. J’ai nommé ce principe méthodologique « la troisième symétrie », en référence aux deux premières symétries proposées par les chercheurs STS, c’est-à-dire la symétrie constructiviste des gagnants et des perdants dans les controverses scientifiques, et la symétrie entre humains et non-humains dans l’ANT.

La troisième symétrie des programmes et des anti-programmes rend compte des cas où de nombreux groupes sont en compétition pour obtenir le pouvoir. Le pouvoir commercial de Facebook et sa position légale ne lui confèrent aucun privilège par rapport au programme communicationnel de ses utilisateurs, y compris dans leurs activités qui violent ou qui défient les conditions de service de Facebook. La symétrie entre les programmes nécessite que chacun d’entre eux soit traité selon ses propres termes et non pas être réduit à une simple fonction de l’autre. Le fait que Facebook profite des communications de ses utilisateurs ne diminue pas la fonction sociale remplie par ces communications. Les interférences directes, comme la censure du contenu sexuel sur les plateformes, révèlent les rapports de pouvoir qui se jouent dans les coulisses, mais il n’y a que peu de preuves d’une tentative systématique de contrôle de l’opinion par les plateformes majeures en occident[4]. C’est plutôt la structure du système, approfondie dans la troisième partie de cet article, qui rend possible la manipulation de l’opinion par un genre d’utilisateurs spécifique – sociétés, agences gouvernementales et groupes suspects tels que le lobby anti-vaccin.

Cette première approche, librement basée sur la théorie de l’acteur-réseau, désagrège Internet sans perdre les liens entre les parties. Mais elle passe à côté de quelque chose de tout aussi important qui anime les discours populaires sur Internet. La symétrie des humains et des non-humains nécessite des contorsions rhétoriques qui entravent l’appréciation de la manière dont Internet est éprouvé et vécu. L’élément manquant est la signification des mondes que les communautés construisent en ligne. Ces mondes doivent être différentiés des usages purement informationnels d’Internet, que l’ANT explique de façon adéquate. Mais là où les individus se réunissent pour mettre en œuvre un projet ou pour sociabiliser, une approche différente est nécessaire.

Les mondes de la signification

La seconde approche pour l’analyse d’Internet est fondée sur le concept phénoménologique de « monde ». Selon Heidegger, les mondes consistent en des références fonctionnelles qui lient ensemble les objets utiles constituant l’environnement immédiat du Dasein[5]. En se liant à ces significations, le Dasein se saisit de chacun de ses objets « en tant que » quelque chose. Ce morceau de bois est saisi « en tant que » planche, ce morceau de métal « en tant que » marteau, et ainsi de suite. Cette « saisie » est comprise comme se jouant dans la pratique plutôt que comme procédé mental ou comme image. Les significations sont fondamentalement vécues plutôt que conçues, bien qu’elles puissent aussi être conçues dans certaines circonstances. 

Le monde constitué par des relations fonctionnelles ne peut être réduit à ces fonctions. Le monde est un espace libre pour l’action et un objet d’investissements imaginatifs. Heidegger illustre cette thèse par l’exemple de l’atelier du charpentier. Chaque outil dans l’atelier est relié aux autres outils, et, en définitive, au charpentier lui-même ; mais le charpentier, lui, rencontre l’atelier et non pas les outils un par un. Nous vivons parmi les objets mais ces objets forment un tout qui transcende les usages particuliers. Nous sommes en lien, par exemple, avec l’université en tant que monde où nous pouvons agir de nombreuses façons différentes et parmi lesquelles nous pouvons choisir. Mais nous comprenons tacitement et explicitement ce « qu’est » une université au-delà de chacune de ces actions spécifiques.

Les systèmes créés par des communautés en ligne sont des touts significatifs, et en cela ils ressemblent aux mondes. Ces mondes sont bien plus que de simples assemblages de fonctions, car ces dernières sont en réalité plus que des simples fonctions. Comme je l’ai dit plus haut, la fonctionnalité de stockage d’Internet permet à des communautés en ligne de consulter leur passé. Mais que signifie consulter son passé ? Il ne s’agit pas simplement de récupérations de données. Le concept de personnalité dépend de la mémoire, et le stockage sert de mémoire collective. En tant que tel, il institue une temporalité et une identité, tout en garantissant à la communauté une existence continue. Les membres de la communauté font partie d’un monde qui inclut leur propre histoire et qui est significative pour leurs relations aux autres et pour leurs actions futures. Le stockage ne saurait être réduit à l’usage qui en est fait, c’est-à-dire à son simple rôle fonctionnel. Il représente une ouverture vers un certain mode d’être qui caractérise les communautés humaines et les situe dans un monde partagé.

Cette affirmation est souvent comprise comme signifiant que les mondes virtuels d’internet sont séparés de la « vie réelle ». Mais les mondes d’internet ne sont pas séparés de l’interaction en personne et des objets matériels, ils transportent au contraire ces « réalités » dans un espace de discussion virtuel. Un forum ou une page Facebook gérée par des patients atteints d’une maladie spécifique traite du sort de ses membres dans leurs relations avec l’institution médicale, par exemple. Ces relations fonctionnelles dans les « vrais » mondes des participants sont « citées » dans le monde virtuel. Il ne s’agit pas d’une « seconde vie » repliée sur elle-même, mais d’un monde imbriqué dans la « première vie » dans laquelle nous existons tous.

On pourrait comparer cette relation étrange entre les individus et leurs mondes virtuels avec les monades de Leibniz. Les monades ont chacune leur propre monde que les autres ne peuvent pas voir, et pourtant, tous ces mondes séparés sont coordonnés par Dieu dans une « harmonie préétablie ». Dans le cas présent, l’harmonie préétablie résulte de l’imposition d’agencements techniques semblables dans toutes les institutions d’un univers mondialisé. « L’hypothèse » d’une divinité, comme l’aurait dit Laplace, n’est plus nécessaire, car sous le règne des disciplines techniques, l’ordre des choses se gère lui-même.

La théorie des mondes suggère une écologie inhabituelle d’Internet. Nous avons vu que la consommation, la communauté et la cyber-politique y coexistent. Chacun d’entre eux sert d’environnement aux deux autres, tout comme les espèces servent d’environnement les unes aux autres dans l’ordre naturel.

Prenons l’exemple de la sphère privée. Les utilisateurs interagissent sur des systèmes régis par des entreprises telles que Facebook. Ils réclament une certaine confidentialité pour se protéger des personnes extérieures, mais ils s’ouvrent en revanche aux membres de leur communauté proche, leurs « amis ». Ces communautés sont des espaces d’interaction sur la base d’une identité partagée renforcée au fur et à mesure que leurs membres révèlent des informations sur eux-mêmes.

Mais pour les participants, l’objectif de ces rencontres n’est pas informatif, mais « personnel », dans le sens où elles constituent une expérience dans toute sa complexité. Chaque communauté est un lieu d’expérience pour ses membres. Dans leur monde partagé, ils ressentent la fierté et la honte, cherchent le réconfort, le soutien et même l’amour ; grandissent et se développent en tant que personnes ou se perdent au contraire dans des relations et des comportements destructeurs[6].

Le monde virtuel est exposé à l’exploitation commerciale par sa médiation électronique. Les opérateurs gérant cette médiation collectent les données révélées par les utilisateurs, les extraient et les vendent à des publicitaires. Leur monde, le monde interne de Facebook par exemple, est organisé autour d’objectifs économiques pour lesquels la communication en ligne, c’est-à-dire l’ensemble des expériences riches vécues par les utilisateurs, est un simple matériau brut à traiter et à vendre. Ils doivent vider les mondes créés par les communautés en ligne de leur teneur de monde (« de-world the worlds ») afin de les transformer en données pures, et, sur cette base, en modèles comportementaux. Les utilisateurs dépendent des exploitants du système pour qu’ils leur fournissent un lieu de rencontre, et ces exploitants dépendent des utilisateurs pour qu’ils leur fournissent des données. Ces deux mondes sont imbriqués de la même manière que le sont les organismes symbiotiques dans le domaine biologique.

Les exploitants s’imaginent sans doute qu’ils offrent aux utilisateurs un accès facile aux biens de consommation dont ils ont besoin. Dans la mesure où c’est le cas, le monde des utilisateurs en est enrichi. Les modèles de consommation et de communauté sont donc complémentaires. Mais c’est seulement vrai dans une certaine mesure. Il existe aussi des interférences entre les mondes, où les violations de la sphère privée sont ressenties comme des manipulations qui éclipsent le service proposé. C’est particulièrement le cas lors des intrusions de la cyber-politique. La surveillance gouvernementale ou politique est invariablement perçue comme malveillante, ce qui sape la confiance en la médiation qui fait que les communautés en ligne sont possibles. 

C’est le gouvernement chinois qui a exploité les possibilités de la cyber-politique le plus efficacement, au sein d’une culture depuis longtemps accoutumée à la censure, et dans un environnement en réseau protégé contre les intrusions étrangères. La réaction à ce genre d’activités dans les démocraties occidentales doit encore être mesurée, car la confidentialité et la liberté d’expression y sont fortement valorisées et il n’y a pour le moment aucune protection contre la propagande russe. Les priorités contradictoires doivent être résolues, d’une manière ou d’une autre.

La cyber-politique a d’ores et déjà eu des conséquences catastrophiques, car les bots, les trolls et l’abus des big datas dans la politique électorale ont commencé à significativement déformer le fonctionnement des communautés virtuelles et de la sphère publique. Cet espace, autrefois perçu comme fiable, est de plus en plus souvent appréhendé comme terrain de manipulation. Un seuil a été atteint dans la coexistence des mondes. La speciété[7]d’Internet risque de s’écrouler, provoquant l’indignation publique et impulsant de nouvelles recherches autour du cryptage, des blockchains, et des nouvelles architectures peer-to-peer qui protègent les communautés virtuelles des excès commis par les modèles commercial d’une part et cyber-politique de l’autre. 

Cette deuxième approche enrichit les résultats de la première en introduisant le concept de monde herméneutique, qui n’est cependant pas accompagnée par une notion associée de développement technologique. Dans le cas d’une technologie au développement rapide comme Internet, ce manque représente un problème. Comment analyser cette cible mouvante ? Pour répondre à cette question, je me tourne à présent vers une troisième approche, basée sur le travail de Gilbert Simondon.

La co-construction : individuation et concrétisation

Les concepts d’individuation et de concrétisation de Simondon sont utiles pour l’analyse d’Internet[8]. L’auteur soutient que les choses ne sont pas indépendantes les unes des autres mais qu’elles existent au contraire toujours au sein de et à travers des relations. Il explique par exemple l’individuation personnelle comme une fonction du processus à travers lequel le groupe social de l’individu est lui aussi formé. Les individus ne préexistent pas aux groupes qu’ils créent par association ; et les groupes ne sont pas déterminants pour les individus qui les composent.

Le fondement de cette conception relationnelle est une théorie de l’ontogénèse selon laquelle les choses émergent d’un environnement « métastable » et « pré-individuel » sous-jacent, au sein duquel elles coexistent comme potentiels corrélés en attente de réalisation. Simondon illustre cette notion par l’exemple de la cristallisation d’une solution sursaturée. Il aborde la solution en tant que pré-individu au sein duquel a cours un processus d’individuation. Une légère interférence, un grain de poussière par exemple, peut déclencher un processus qui divise la solution en deux entités distinctes, les cristaux précipités d’un côté, et l’eau-mère de l’autre. 

Dans le cas des êtres humains en société, le pré-individu ne peut pas être une chose existante comme une solution dans un verre d’eau. Les processus d’individuation et de formation des groupes puisent plutôt dans une « nature » pré-individuelle portée par tous les membres de l’espèce humaine. Cette théorie fait sens en termes de langage, ce potentiel du cerveau humain, c’est-à-dire de la nature, qui ne peut être actualisé qu’en communauté. On ne peut élaborer le langage du point de vue d’un individu ou de la communauté pris isolément. C’est le produit d’un processus d’individuation au sein duquel les deux éléments se co-construisent.

La théorie de l’individuation de Simondon est plus complexe et spéculative que ce que nécessite cette analyse d’Internet, mais elle suggère néanmoins une stratégie analytique permettant d’expliquer la co-construction mutuelle des utilisateurs et des technologies. Sur Internet, les rôles des utilisateurs et les fonctionnalités du système au service de ces rôles émergent ensemble. Par exemple, l’acheteur en ligne et le logiciel qui gère cet achat sont corrélés et n’existent qu’en relation l’un avec l’autre. Ils émergent à partir du potentiel que suppose la commutation de paquets.

Le cadre proposé par Simondon suggère qu’une analyse développementale doit dépendre d’un second concept, qu’il nomme : « concrétisation », c’est-à-dire un genre particulier d’avancée technique qui permet à une seule structure de remplir plusieurs fonctions. Il donne l’exemple d’un moteur refroidi par air. Plutôt que d’être constitué d’un radiateur séparé pour refroidir le moteur, et d’un carter pour contenir les pistons, le moteur refroidi par air associe les deux fonctions dans un seul carter prévu pour contenir non seulement les pistons, mais aussi pour diffuser la chaleur qu’ils génèrent. Cette concrétisation assemble plusieurs fonctions disparates en une seule structure élégante.

L’évolution d’Internet donne à voir de multiples individuations et concrétisations imbriquées. La concrétisation est exemplifiée par des multifonctionnalités telles que le stockage et l’anonymat, employés à la fois par les entreprises et les communautés. Une seule structure de logiciel servant à sauvegarder et à récupérer des dossiers peut être utilisée pour des fonctions très différentes, par exemple, la distribution de films sur Netflix, ou bien de textes pour un cours en ligne. Les cassettes, les DVD, les photocopies et la table ronde du séminaire sont tous dissous dans l’acide de la multifonction. Comme nous l’avons vu, les utilisateurs de ces fonctions ont chacun un rôle unique. C’est la constitution relationnelle de l’individualité qui agit dans ce type de concrétisations.

Parmi les nombreuses concrétisations caractérisant l’Internet contemporain, c’est celle qui a rendu les communautés virtuelles possibles qui a eu le plus grand impact sur la direction prise actuellement[9]. L’innovation en question semble étonnamment modeste ; d’ailleurs son importance fut d’abord négligée par la plupart des experts techniques. C’est la comparaison avec d’autres médiations électroniques qui révèle sa portée.

Jusqu’à récemment, la médiation électronique ne nourrissait que deux formes sociales : le téléphone rapprochait les membres d’un duo, tandis que la radio et la télévision permettaient la diffusion à sens unique à destination d’une masse de personnes. Toutes les activités de groupe – telles que le travail, les jeux, la politique, les rassemblements familiaux, les groupes amicaux, les cours, les réunions professionnelles, les discussions réunissant des amateurs ou des patients médicaux – nécessitaient un contact en personne. Internet a transcendé cette limitation.

Afin de comprendre comment, prenez le système de communication d’un groupe ordinaire se retrouvant en personne. Ce système implique la communication interne entre ses membres se réunissant, et la communication externe de personnes qui ne sont pas membres du groupe et qui ne se réunissent pas avec lui. Plusieurs « technologies » servent d’intermédiaire entre ces communications : une salle et une table de réunion pour les communications internes, et différents moyens de recevoir des communications externes et de les rendre disponibles pour les autres membres, comme le courrier postal ou les messages téléphoniques relayés par un rapport et archivés par les membres afin d’être consultés plus tard. Notons que les communications externes doivent avoir un relais local sans quoi elles ne concernent pas le groupe.

Dans les groupes virtuels, cette configuration est inversée. Toutes les communications proviennent d’un contexte extérieur à la réunion en personne entre les membres. Toutes les communications sont donc « externes », dans le sens où elles sont transmises électroniquement. Mais aucun relais local n’est nécessaire pour qu’elles participent aux processus de groupe. La médiation les rend disponibles à tous les membres du groupe via un dossier distant. Les messages ne sont pas distribués directement aux membres mais à un dossier auquel tous les membres ont accès. Cette inversion, qui n’est simple qu’en apparence, rend les communautés virtuelles possibles. Les deux fonctions techniques qui sont « concrétisées » sont le courrier et l’archivage, le courrier pour les messages, et l’archivage pour l’accès du groupe. Tout comme le moteur refroidi par air élimine le radiateur, la communauté virtuelle élimine la salle et la table de réunion. Leurs fonctions sont à présent combinées avec la réception de communications externes.

Cette innovation a traversé plusieurs phases. Au départ, les communautés virtuelles se sont essentiellement constituées autour de projets. Étant donné le coût et la difficulté impliqués dans les premiers temps, il fallait qu’il y ait de bonnes raisons de se retrouver. Les membres participaient à des activités telles que des réunions professionnelles, des discussions entre amateurs ou des cours universitaires. L’engagement dans ces communautés virtuelles est important pour les participants, et comme bon nombre de rencontres significatives, celles-ci ont le pouvoir de les faire changer de différentes manières plus ou moins prononcées. Défis relevés, amitiés créées et réussites accomplies – tous ces aspects du développement personnel ont lieu dans les communications en ligne dès que s’y joue une véritable collaboration. Un processus d’individuation est mis en place tandis qu’un nouveau monde s’associe à un nouveau sujet.

De ces communautés en ligne découle également une nouvelle forme de public citoyen, incarné aux États-Unis par MoveOn et les nombreux autres mouvements sociaux qui utilisent Internet comme outil de discussion et de mobilisation. Pour la première fois, des individus sont actifs plutôt que passifs sur un réseau. Internet est une « anti-télévision » qui matérialise l’idée, et, dans une certaine mesure, la réalité de la communication horizontale dans un espace public ouvert[10]. Ce modèle représente un réel progrès pour la démocratie en comparaison de celui de la radiodiffusion, mais il est à présent en danger.

La menace a surgi d’une source inattendue. Au cours de la période où les communautés virtuelles prospéraient, de nombreuses personnes créèrent également des « pages d’accueil », des pages statiques dédiées à l’auto-présentation. Elles n’offraient aucune possibilité de discussion, mais ce détail n’était pas perçu comme une insuffisance. Les blogs finirent par introduire un minimum d’interaction. Cette évolution culmina avec les réseaux sociaux, ce que l’on a appelé le Net 2.0. Ces sites associaient de manière concrète les communautés en ligne et les pages d’accueil en une seule structure, un profil interactif organisé autour de l’identité personnelle. Les communautés virtuelles devinrent extrêmement populaires sous cette forme, et elles finirent par atteindre des milliards d’utilisateurs d’Internet. Les réseaux sociaux sont toujours disponibles pour les projets, mais le plus souvent, ils servent de pages d’accueil mutuellement interactives pour un groupe limité « d’amis ».

La mutation des communautés fondées sur des projets vers des communautés basées sur la personnalité marqua un certain déclin dans les impacts positifs d’Internet. Yuk Hui et Harry Halpin affirment qu’il s’agit de la conséquence de suppositions implicites au sujet de l’individualité humaine manifestées par le design. L’interaction n’est pas organisée autour d’un projet mais d’une personnalité. Les individus apparaissent sous la forme de profils réifiés qui préexistent à leurs relations. Les « amis » sont de simples accidents de leur être substantiel. Cette construction des relations humaines découle logiquement d’une conception des réseaux en tant qu’assemblage de nœuds atomiques, les fameux « graphiques ». Le résultat est un espace social occupé par des trivialités et des postures narcissiques grâce auxquelles la surveillance profite aux plateformes. Il s’agit de « l’industrialisation des relations sociales », auxquelles Hui et Halpin opposent le projet centré autour du groupe virtuel « qui produit une co-individuation des groupes et des individus[11] ».

Quelle que soit leur forme spécifique, la généralisation des communautés virtuelles a provoqué de nombreux changements sociaux. La sphère publique s’est ouverte à des voix indépendantes, entraînant des conséquences politiques significatives. Les limites entre le travail, le monde public, et le monde privé s’affaiblissent. Lorsque le travail est effectué en ligne, la distinction entre le travail et le loisir se brouille ; les membres deviennent disponibles en dehors des heures de bureau. Le réseau sous-tend également la projection de fantasmes sur l’espace public à travers les jeux vidéo et la pornographie. De même, les interactions virtuelles privées préoccupent les individus au sein de véritables espaces publics. Nous en observons les effets quotidiens quand, dans la rue, nous devons éviter des jeunes qui déambulent les yeux rivés sur leurs écrans de téléphones.

Le pouvoir de coordination d’Internet est le plus visible dans « l’économie de partage ». Initialement fondée sur l’échange volontaire entre pairs, elle a reçu un formidable apport de savoir-faire et de capital, donnant ainsi naissance à de gigantesques systèmes tels que Airbnb. Les projets open source comme Wikipedia perpétuent le modèle non-commercial précédent. Il faut aussi prendre en compte les puissants effets modernisateurs de l’éducation en ligne dans les pays pauvres qui comptent peu de professeurs et dont les populations sont dispersées. L’insertion d’un monde virtuel relativement riche dans des environnements aussi appauvris a un effet transformateur. 

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les nouvelles individuations affectent la structure d’internet tout comme celle de la société. Les communautés virtuelles, au même titre que les e-mails, ont révélé un potentiel inattendu au sein de l’environnement métastable du réseau. Une cascade d’innovations et de bouleversements sociaux en résulte. On peut comparer l’invention des communautés virtuelles au grain de poussière qui précipite la solution sursaturée. 

L’individuation du domaine technologique correspond aux « cascades d’innovations » décrites par David Lane et ses collaborateurs. Ce concept renvoie à l’émergence d’une séquence de développement de nouveaux artefacts et de changements organisationnels stimulés par une innovation originale. Le point central est l’imprévisibilité de la séquence, sa qualité émergente, tandis qu’elle se déplace entre ses différents stades. Lane a baptisé ce processus un « tremplin exaptatif, […], une dynamique de feedback positif qui peut provoquer des cascades de changements dans l’espace d’attribution [fonctionnel] agent-artefact. Une chose en amène une autre[12] ».

L’exaptation est un terme issu de la théorie évolutionnaire qui se réfère à l’adaptation d’un trait en particulier à une nouvelle fonction[13]. Un exemple classique de ce phénomène est représenté par les plumes, qui proviennent du besoin de contrôle de la température corporelle des dinosaures, mais qui finirent par être exaptées pour le vol chez les oiseaux. Ce type d’exaptation diffère de la simple adaptation à de nouveaux besoins car le créneau dans lequel elles opèrent ne leur préexiste pas. Au lieu de cela, elles créent ce créneau tout en s’y adaptant, ou, pour le dire autrement : l’innovation, la fonction qu’elles remplissent, et l’organisation au sein de laquelle elles agissent émergent simultanément.

Lane a « exapté » la théorie de Gould vers l’étude d’un type particulier d’innovation technologique en lien avec Internet. Examinons la différence entre l’adaptation des nouvelles technologies LED à l’éclairage des maisons et l’invention des ordinateurs personnels. Dans le premier de ces deux cas, le créneau technique et fonctionnel préexistait à l’adaptation de cette technologie. Dans le second, ni la fonction que remplirait cette technologie, ni le contexte social dans lequel elle s’inscrirait n’étaient évidents, et elle fut exaptée vers différents créneaux, qu’ils soient anciens ou nouvellement créés, avec l’invention des jeux vidéo, du traitement de texte, et ainsi de suite. Ce deuxième exemple ressemble à l’évolution des réseaux sociaux en ligne.

La communication sur Internet donne lieu à un « effet de réseaux ». L’une des mesures importantes de la valeur de l’environnement communicationnel est le nombre de liens que l’on peut établir en son sein. Les e-mails et les communautés virtuelles sont des portes d’entrée vers la valeur augmentée des rencontres multiples et des rapports aléatoires. Une fois que le réseau dominant a atteint un nombre critique d’utilisateurs, il devient l’inévitable lieu de rencontre pour tous. Les utilisateurs se réunissent sur un seul système, Facebook, justement parce que les utilisateurs se réunissent sur ce système. Le résultat remarquable est la concentration simultanée de capital social dans les communautés en ligne et de capital économique dans les comptes en banque de Facebook et de Twitter.

Le modèle de la consommation est basé sur l’effet de réseau et sur une deuxième innovation technique fondamentale, exaptée de la cascade provoquée par la communauté virtuelle. L’extraction de données au sein des produits de la surveillance sur les réseaux sociaux rend possible ce qu’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns nomment la « gouvernementalité algorithmique », c’est-à-dire une nouvelle façon d’assujettir les populations via la manipulation comportementale fondée sur le profilage des attitudes et des préférences des utilisateurs. Les données sont des traces laissées par les sujets communicants, qui peuvent être corrélées afin de construire des instruments de prédiction tels que des cartes électorales et des publicités ciblées employées lors d’élections récentes.

Les considérations liées à l’intention et au sens sont éclipsées par une attention presque exclusivement portée sur les données. L’objectivité des données et leur traitement algorithmique les vident des normes conventionnelles et privilégient la normativité irréfléchie des préjugés et des comportements dominants. Chaque groupe identifiable est renforcé dans son identité par une propagande adaptée à ses spécificités. La manipulation préventive de l’environnement rend possible le contrôle des individus au sein d’une certaine marge déterminée par leur identité. À travers de telles manipulations, « la gouvernance algorithmique […] cherche non pas à gouverner la réalité, mais à gouverner le fondement de la réalité[14] ». Chaque monde est créé pour favoriser certains types d’action. En comparant ce développement avec la théorie de Foucault sur la société disciplinaire, Erich Hörl le nomme « l’environnementalisation du pouvoir », « qui produit […] une forme différente, plus intégrée et plus intense, de subjectivisation et d’individuation[15] ».

L’extraction de données fait partie d’un processus qui mène à un profond changement technique sous la forme du réseau. Bien qu’une grande partie de la technologie la sous-tendant reste la même, l’organisation originale et hautement décentralisée par rapport à l’expérience du réseau, déterminée par le protocole TCP/IP, s’est érodée, maintenant que seuls quelques géants de l’Internet reçoivent la plupart des connexions. Tandis qu’au début, tous les nœuds étaient nominalement égaux, le fait que les opérateurs commerciaux aient réagi à l’effet des réseaux et aux lois du marché a fait que l’attention s’est cristallisée sur quelques sites privilégiés. Le système distribué d’échanges mutuels a été transformé en un nouveau genre de réseau de télédistribution segmenté ou personnalisé. Que vous recherchiez des pneus neige, des estampes ukiyo-e, ou des vêtements pour bébés, vous recevrez des publicités pour ces objets au même titre que les milliers d’autres personnes ayant effectué des recherches similaires.

Une fois cette mutation bien établie, les conséquences en cascade des communautés virtuelles ont précipité des processus d’individualisation supplémentaires. La diffusion segmentée a été employée pour des raisons politiques par des acteurs politiques et étatiques. L’efficacité de la cyber-politique a été testée lors de l’élection de Donald Trump. La fin de la neutralité du réseau a le potentiel d’accentuer cette caractéristique jusqu’à ce qu’Internet tel que nous le connaissons n’existe plus. Notre Internet contemporain garde une place pour la communication humaine normale aux côtés de la manipulation et du divertissement. On peut s’attendre à ce que cet espace rétrécisse si rien n’est fait pour défendre la liberté de se rassembler en ligne loin du mercantilisme et de la contamination par la cyber-politique.

Conclusion

Pendant une brève période d’une vingtaine d’années, Internet a constitué un monde virtuel relativement épargné par la propagande. Mais à présent, les vieux acteurs politiques ont compris comment utiliser ce système pour répandre leur propagande encore plus efficacement qu’ils ne le pouvaient via la télévision. L’association de l’extraction de données et de la mobilisation des trolls, des bots et du malware produit un tissu de mensonges persuasif, car la source adopte un déguisement jugé fiable. La propagande télévisée a une source reconnue que l’on peut tenir responsable de son contenu. Elle doit se conformer à certaines normes communautaires, en évitant par exemple un racisme ouvert ou des mensonges aléatoires, du moins pas ceux propagés par les autorités. Mais un troll russe peut devenir votre voisin sur Internet, où comme l’a formulé une célèbre caricature : « personne ne sait que vous êtes un chien » (No one knows you’re a dog).

Encouragés par des bots et des trolls vicieux, l’utilisateur anonyme émerge en tant que personnalité jalouse des privilèges des autres et prompte à rejeter la faute sur les membres les plus vulnérables de la société. Voilà qui a toujours été une conséquence potentielle de l’anonymat, qui permet la dissidence, mais aussi le harcèlement et autres expressions socialement inacceptables du préjugé et de la haine, devenues aujourd’hui une force politique. Ce n’est pas Internet qui a créé la vague de populisme qui menace actuellement la démocratie, mais elle y a assurément contribué, en offrant un « safe space » (un espace protégé) au racisme et en abolissant la frontière entre ce qui pouvait être dit en privé et le discours public.

Malgré ces évolutions, Internet demeure un phénomène complexe et contradictoire. Il est certain que les grandes entreprises d’Internet ont accumulé beaucoup de pouvoir et de richesses. Et en effet, la propagande et la surveillance menacent la démocratie. Mais le réseau fonctionne toujours comme un support commun à des communautés en ligne de toutes sortes. Des milliards de personnes communiquent plus ou moins librement sur le réseau.

La technification et l’administration généralisées ont conduit à une perte générale de savoir-faire et à la passivité. Les problèmes et les violences techniques provoquent de nouvelles formes de résistance qui s’expriment sur Internet. Les conflits arrivent actuellement à un point critique. Internet deviendra-t-il un centre commercial virtuel, une télévision personnalisée, un dispositif de propagande politique ou continuera-t-il à être largement utilisé comme espace public ? J’ai tenté dans cet article de proposer une analyse équilibrée de la complexité de la toile. Ainsi, il est encore prématuré de faire une croix sur le futur d’Internet. En effet, un tel choix serait non seulement une erreur d’analyse mais aussi un désarmement de la résistance face à l’assaut contre la libre communication.